Une correspondance inédite

Les correspondances des familles DE VASTAN et DE SERAN avec leur entourage, écrites entre 1720 et 1800 et récemment découvertes, contiennent les preuves d'une activité maçonnique caennaise de 1741 à 1748. Jusqu'en 1748, des membres de cette famille auraient participé au travaux d'un atelier caennais qui aurait cessé de fonctionner quelques années plus tard.

Caen figure ainsi parmi les premiers foyers maçonniques français.

Qui sont ces Francs-Maçons ?

Les premiers Francs-Maçons viennent de Caen, de Falaise et alentours pour se réunir à Caen. Ils se recrutent dans les milieux de la justice, de l'intendance, du clergé, du commerce, aussi bien dans la noblesse de vieille souche comme les SERAN que dans la noblesse de plus fraîche date, comme les DE CANCHY

Les Frères BEAU DE CUSSY, DE L'ISLE DU PERRE échevin et Conseiller du roi à Caen, DU MOUSTIERS DE CANCHY, lieutenant du bailliage, fils de l'ancien maire de Caen en 1731, beau-frère de SERAN DE SAINT LOUP, DE MOYON et son frère, DE RAGNY de Tournebut, en pays de Cinglais, cousin des SERAN DE SAINT LOUP, DES FONTENELLES châtelain à Fontaine-le-Pin, DE CAULAINCOURT, à Argentan, se réunissent en Loge à Caen

De nombreux liens familiaux unissent ces Frères : on est Franc-Maçon en famille.

Leurs correspondants Francs-Maçons à Paris et à Chartres sont le Président AYMIER, probablement parlementaire à Paris ; LA MEZANGERE militaire ; GODIN DE THENEUSE, bailli de Saint-Père à Chartres ; Mathieu LAISNE de Paris, l'abbé SERAN DE SAINT -PIERRE, curé près de Chartres ; DE SAINT AUBIN avocat à Paris et enfin LAVALETTE JOLY DE FLEURY, fils du Procureur Général du Parlement de Paris.

En 1744, DE L'ISLE DU PERRE est le Vénérable de la Loge, ce qui est prouvé par une lettre du 18 janvier 1744 adressée au Frère SERAN DE LA TOUR qui cherche à vendre ses terres et son château :
"Je proposerai votre affaire dans la première Loge qui se tiendra : si vos Frères veulent se prêter, je ne doute point qu'il ne se rencontre quelqu'acheteur ...

Quel est l'objet et teneur de cette correspondance ?

Les lettres échangées contiennent des expressions de chaleureuse amitié et surtout de sentiments fraternels. Les valeurs de fraternité sont recherchées et exaltées, surpassant quelquefois les liens du sang mais les préoccupations du quotidien (santé, argent, avenir des enfants ...) y occupent la plus grande place.

Ces courriers s'identifient par quelques marques et formules maçonniques :

L'en-tête ou la fin de la lettre portent quelquefois la lettre F en alphabet maçonnique, en forme de L majuscule avec ou non un point au milieu. Une lettre de 1744 comporte une signature accompagnée d'un dessin de compas, entrelacés d'un triangle à pointe renversée.

Si le tutoiement n'est pas en usage, les expressions de chaleureuse amitié et surtout de sentiments fraternels prévalent :
"M.T.C.F." ou "M.C.F." ou encore "Monsieur et T.C.F." ou "Monsieur et Très Cher Frère", "je vous embrasse par les 3. F. 3." ou par "3. F. 3. L " , "le plus fidèle de vos Frères" , "que notre amitié dure encore trois fois autant" , "Point de plaisir plus sensible que d'obliger mes amis et singulièrement un C. F. comme vous que j'ai l'honneur d'assurer de mes sentiments de la plus étroite fraternité, "Adieu, mon cher, j'ai bien de l'impatience de vous embrasser p. 3. f. de vous assurer que je vous suis attaché pour la vie" , "Je vous aimerai tant que je vivrai" ...
La signature aux trois points n'est alors jamais utilisée, non plus que le calendrier maçonnique.

Cette tentative d'exploration des premiers pas des Francs-Maçons bas-normands, aussi partielle et incomplète soit-elle, autorise un premier constat : le plus souvent de noblesse récente ou ancienne, ces pionniers de l'Art Royal étaient déjà unis pour la plupart par des liens de parenté ou d'alliance et se pré-connaissaient. Ils ont cependant éprouvé le besoin de se réunir sous des auspices autres que ceux de leur vie quotidienne.

 

Extraits de la correspondance

Soucis de santé, d'argent de famille occupent une bonne place dans cette correspondance, en voici quelques extraits :

Soucis de santé :

Le 16 octobre 1744, la santé du Lieutenant Général de Caen donne bien du souci à ses Frères, [ écrit de RAGNY à Monsieur de SAINT-LOUP en sa terre de la Tour ]

C'est avec bien du chagrin, mon cher Frère, que je vous apprends la maladie du F. de CANCHY. Il fut pris samedi dernier à Bayeux, d'un espèce de coup de sang. Il revint lundi à Caen. Je dînai avec lui mardi. Il parut le visage bien changé, il était pris de temps en temps d'un certain je ne sais quoi qui lui montait dans la poitrine. Mercredi à son dîner, il eût l'imprudence de manger d'une cuisse de dinde grillée, qui lui donna une indigestion, il fut pris d'un frisson avec vomissement, ensuite fièvre chaude. Cependant hier matin sa fièvre était un peu remise . . . Adieu mon cher frère, ménagez bien votre santé, ce petit conseil est de la part de celui qui ne cessera jamais d'être par 3.f.3. le plus fidèle de vos F.

Soucis d'argent :

Comment résister au pathétique appel du Frère Louis Charles SERAN DE SAINT LOUP lancé en 1746 à ses Frères caennais :

Mes chers Frères, me confiant entièrement à tout ce que procure l'idée d'être avec des amis sûrs de tous points, je me laisse avec plaisir au doux espoir qu'il m'est permis d'en attendre, mais avant que de m'ouvrir davantage me sera-t-il permis de vous demander à tous tant que nous sommes votre parole d'honneur et celle de F.M. de me garder un secret inviolable sur ce dont j'ai à vous entretenir.
De pouvoir vous connaître tous depuis si longtemps étant de la même ville, de connaître nos biens et nos façons d'agir n'est pas selon moi une raison assez forte pour autoriser tout l'espoir que j'ai en vous. La confiance que nous nous sommes faites si solennellement de vous intéresser les uns et les autres, le serment volontaire que nous nous sommes faits en qualité de F.M. est l'unique fondement de l'espérance que j'ai de trouver en chacun de vous les tendres sentiments de véritables Frères . . .


Suit un exposé de quatre pages de soucis patrimoniaux et familiaux pour aboutir à une demande de secours de trois à quatre mille livres.

Dans une lettre du 4 septembre 1744, le président AYMIER rappelle à son interlocuteur, l'abbé de SERAN DE SAINT-PIERRE, curé de Mainvilliers, que les Francs-Maçons sont obligés d'aider non seulement leur Frères mais encore leurs amis et plus encore leurs parents, mais aussi, ils doivent encore moins que les autres amuser qui que ce soit.

Vous ne songez pas à payer Monsieur Le Chevalier DE PENNEDEPIE. Comme votre tuteur, je dois vous en gronder. Il a été surpris quand il a su votre qualité de F.M. et il faut soutenir l'Ordre par cet endroit autant que sur les autres devoirs . . .

Soucis de famille :

Le 8 février 1748, une lettre de voeux, adressée par un Frère, s'enquérant du sort de son époux à Mme de Caulaincourt, attire cette réponse :

Vous me demandez, Monsieur, des nouvelles de votre Frère. je le crois perdu pour ce pays-ci. Il est à Paris où il se réjouit à merveille, où il ne songe nullement qu'il a cinq enfants, que de plus il est grand-père ...


Le 2 mai 1741, l'aristocratique Madame DE SERAN DE SAONNET, tante de Monsieur DE LA TOUR s'inquiète de l'avenir de son neveu :

Pourquoi donc ne pas en faire un garde-marine, puisque le cousin de Monsieur DE BENEAUVILLE vient d'y laisser la place obtenue pour son fils, dans la Marine royale ? A ce sujet, "hé que ne vas-tu voir Monsieur DE MAUREPAS qui est Franc-Maçon ?

Monsieur DE MAUREPAS est alors Secrétaire d'Etat à la Marine. Mme DE SAONNET le sait comme elle connait l'état de Franc- maçon de ce ministre et de son frère.

La démarche sera faite en vain, en 1743 , et par M. DE VASTAN dont la qualité de Franc-Maçon n'est pas établie. Plus banalement, la recherche d'un nom, le mariage des enfants, du neveu et de la nièce seront aussi l'objet de préoccupations maçonniques locales. La même tante DE SAONNET s'inquiète cependant des menées de certains maçons locaux tendant aux mêmes fins, mais manquant de discrétion et pouvant tout compromettre.

Il reste un point qui suscite bien des interrogations au sujet d'une lettre d'une cousine des SERAN où il est question d'une société libertine, "La Félicité"

 

Source : Archives personnelles. (J.C.D.)